Contrefaçon…en tout !
Par Annick KWIZERA
A 12 ans, elle avait fait de cet endroit sa vraie source d’inspiration. Se laver dans cette eau thermale perdue au fond de ces collines verdoyantes, sous les pépiements des oiseaux qui offrent à cette nature sa beauté unique ; humer l’odeur des feuilles mortes dans cette eau, se laisser caresser par ce vent frais, écouter les coassements des crapauds mêlés aux murmures de ces petits insectes qui craignaient qu’on les agresse à l’heure où le soleil avait décidé de magnifier l’horizon de pourpre avant de se dévoiler ; apprécier la beauté des paysages, tel était le spectacle saisissant qu’elle avait pris la bonne habitude de s’offrir chaque matin. Ce jour-là, elle baignait encore dans le parfum de son coin tant préféré quand soudain une voix lui demanda le chemin qui mène à l’Eglise.
« Quoi ? », répliqua KANYAMUNEZA à ce garçon apparemment pressé et dont le sourire fit l’effet d’une bombe jusqu’aux tréfonds du cœur de la petite fille. On aurait dit le dieu Zeus descendant de l’Olympe. Elle se sentit vraiment remuée par quelque chose, mais quoi ?
A ces premières notes, l’octave d’une douce musique d’amitié qui promettait d’être longue, ainsi qu’une joie indicible venait de voir le jour. Ce fut pour elle un instant magique qui comptera parmi ses plus beaux souvenirs et qu’elle marquera d’une pierre blanche.
Ils prirent alors l’habitude de se fixer rendez-vous à un tournant de la route et, comme sa mère la croyait à la chorale pour enfants, jamais ils ne furent inquiétés un seul instant. Ils riaient, jouaient à tous les jeux pour enfants de la place et tous les deux s’amusaient bien ainsi malgré leur écart d’âge. Décidément, RUKUNDO ne trouvait plus aucun plaisir à se rendre dans ces rencontres d’avec les garçons en passe de devenir des adultes ; son plaisir se trouvait ailleurs que dans ces « ligalas » ! Les moqueries de ses pairs ne le touchaient même plus, c’était son bonheur à lui qui comptait.
Septembre, fin des vacances…
Le jour des adieux fut le plus dur pour tous les deux. Ils avaient du mal à se quitter. A l’idée que l’élu de son cœur allait partir, KANYAMUNEZA devint gouttière. Des larmes, toujours des larmes et encore des larmes. Plutôt des averses ! Dans sa petite personne, elle figurait à la fois la barque, la mer et le vent. Les yeux avaient sans cesse un flux et un reflux de larmes, ses soupirs étaient comme des vents qui allaient finir par sombrer son corps dans la tempête.
RUKUNDO ne cessait de la consoler en lui faisant comprendre que jamais il ne l’oublierait et que pour preuve, sa photo de baptême sera toujours sous son oreiller. KANYAMUNEZA était une de ces filles à braver les pires écueils pour rester fidèle à la parole donnée. Elle savait qu’il étudiait dans un des lycées de Bujumbura, ce coin qui allait le lui priver pour trois longs mois. Heureusement que RUKUNDO était de ces garçons qui savent que la vie n’est pas qu’un jeu d’amour. Elle est faite surtout de travail et de beaucoup de besognes quotidiennes. C’est pourquoi il faut s’occuper également d’autres choses que de l’amour, disait-il chaque fois qu’il en avait l’occasion.
Les jours qui suivirent, l’heure était à la souffrance. La nostalgie des souvenirs avait pris le dessus au point que KANYAMUNEZA ne voulait plus parler. Elle ne jouait plus à la marelle qui était pourtant son jeu préféré à l’école, ce qui ne manqua pas d’intriguer ses amies, chacune rivalisant à savoir la raison de cette « métamorphose ». A la maison déjà, son monde ne se réduisait, pour le moment, qu’à son lit. Ecouter les contes de grand-père autour du feu, avec les autres enfants, ne lui disait plus rien. Ce changement brusque n’avait pas échappé à la fine attention de sa mère qui, dans son inquiétude, ne cessait de lui demander ce qui n’allait pas.
« Tout va bien maman! », disait-elle toujours car le mensonge qui cache un secret de cœur n’est qu’une habitude à prendre.
Sa mère lui prodigua des conseils et la mit en garde pour son bulletin. Fidèle à la promesse qu’elle avait faite à son père, juste avant sa mort, ces conseils lui allaient droit au cœur. N’avait-il pas fait jurer à KANYAMUNEZA de ne jamais déserter ni abandonner l’école et de se faire un défi de devenir comme ces femmes prenant la parole en public avec une éloquence toute masculine…comme ce serait beau de voir ce rêve devenir réalité !
Tous les souvenirs refirent surface et elle se résolut de réussir le Concours National. Chose décidée, chose faite. Elle réussit avec brio et fut orientée au Lycée Mwaro. Elle se retrouvait toujours loin de l’unique homme qu’elle aimait si fort. Heureusement, ces distances étaient abattues par l’une ou l’autre lettre qui, elle-même, trainait mais finissait par arriver au destinataire.
Des fois ce silence lié à la distance faisait objet de suspicions non fondées jusqu’à se demander si RUKUNDO ne se serait pas lancé dans d’autres conquêtes. Vite, elle chassait ces idées noires par le souvenir des gestes et des tendres mots échangés au bord de leur rivière. Elle s’en souvenait très bien comme si c’était hier.
A 14 ans, c’est au lycée qu’elle entendit ses amies parler d’amour. Jamais elle n’avait suivi une discussion avec un aussi grand intérêt car elle venait enfin de connaître le nom de ce qu’elle éprouvait envers RUKUNDO.
A un moment, ils se voyaient rarement parce que RUKUNDO commençait déjà l’université, ce qui décalait la période de leurs vacances. Lorsqu’il perçut sa première bourse d’étude, il décida d’acheter à KANYAMUNEZA un téléphone portable malgré le contrôle des autorités de l’école mais aussi l’œil très vigilant de sa maman. Cette dernière aimait dire que ce petit machin était bon pour les fonctionnaires capables de se l’offrir et de se promener avec sans complexe.
Comme la beauté focalise l’attention, adolescente et sympathique, KANYAMUNEZA eut plusieurs prétendants. Elle avait une de ces beautés dont on ne jouit pas seulement, mais qu’on adore, qu’on vénère et que la douleur et le désespoir ne peuvent altérer mais uniquement rendre encore plus profonde. Tous les concurrents étaient porteurs d’un même message : la déclaration d’amour. Une force invisible l’attirait toujours vers RUKUNDO et dans son for intérieur une question la taraudait : « Mais, pourquoi ne me dit-il jamais qu’il m’aime » ? Elle était toujours en quête silencieuse de ces trois mots jusque dans les SMS, mais rien n’y faisait. Elle se résolut d’attendre que cela sorte de sa bouche.
Un bon weekend, RUKUNDO se pointa à l’école tout rayonnant de la joie de revoir sa jeune amie. Le « je t’aime » tant attendu ne jaillit pas hélas ! Comme il devait encore marcher pour arriver chez lui, il était obligé d’écourter cette occasion d’admirer cette beauté à nulle autre pareille. KANYAMUNEZA prit soin de lui raconter plein d’histoires accompagnées de clichés de ces garçons et filles qui s’aiment bien à l’école, comme pour lui faire accoucher le « je t’aime » espéré. Quelle ne fut sa déception de l’entendre se perdre dans un concert de conseils de ne pas s’adonner à « ces histoires qui dérangent et qui risqueraient de nuire à son avenir ».
Attentive et anxieuse, elle capta quelques mots du genre « …ne crois-tu pas qu’on peut ainsi bêtement se gâcher l’avenir ? …et s’il l’engrossait ? ». Elle savait qu’en ce moment elle avait besoin de toute sa force pour se retenir de hurler car elle comprit que RUKUNDO se prenait pour son grand frère. Elle eut une nuit bien agitée.
A chaque alerte de message, elle sursautait en attente de voir s’afficher les trois mots tant attendus mais toujours rien. Trop c’est trop, finit-elle par se dire. La déception était tellement grande qu’elle prit la ferme décision d’essayer une relation amoureuse avec KABURA. Disons que c’était plus une histoire de copinage scolaire, et que c’était surtout une occasion de pouvoir oublier ce garçon singulier qu’était RUKUNDO. Hélas cette relation dura le temps de la rosée suite au comportement gauche du nouvel élu. Ce dernier comprit vite que cette place n’était pas sienne et il se retira sans perdre une minute.
KANYAMUNEZA continuait donc à caresser le vague espoir et à entretenir, non sans appréhension, cette vieille amitié avec RUKUNDO. Des fois, elle allait jusqu’à s’en prendre à la culture burundaise qui n’accordait qu’aux seuls garçons le privilège de déclarer les feux de Cupidon. Elle aurait tellement aimé crier sur la cime des arbres à quel point elle adorait le jeune homme. Elle lui aurait déjà déclamé des tonnes de poèmes. Elle lui aurait chanté tous ces langoureux chants d’amour et lui aurait cueilli des tas de roses pour faire de lui l’homme le plus heureux de la planète car il était né pour lui donner son amour ; un amour dont sa gorge sera toujours avide pour essayer d’étancher sa soif. Bref, elle lui aurait transmis ses passions comme le plus beau gage de leur amour.
Une lueur d’espoir persistait quand même puisque non seulement RUKUNDO lui écrivait mais, via ses appels réguliers, lui laissait également entendre cette chanson si douce à l’oreille, qu’est la voix de l’être tant aimé. Et puis…n’est-ce pas qu’on reconnaît un bon cuisinier à ce qu’il sait faire de peu de choses un plat succulent ?
Nos amis les psys savent très bien que raconter sa souffrance à celui qui sait prêter une oreille attentive et qui conseille soulage.
C’est ce que fit KANYAMUNEZA en allant se confier à sa meilleure amie GATEKA. Cette dernière lui conseilla de clôturer à tout prix le dossier RUKUNDO. « Il te fait perdre la tête pour rien, il ne t’a jamais aimé comme on aime une fille, de cet amour dont tu es digne ! », lui dit-elle.
Voilà enfin une qui sait bien me conseiller, se dit-elle. Aussitôt elle s’appliqua à ce que le souvenir de ce garçon, en elle, s’envole comme l’alcool d’une bouteille sans bouchon.
Elle opta pour la fréquence zéro quant aux contacts téléphoniques avec RUKUNDO et alla jusqu’à déchirer cette chère photo qu’elle prenait soin de placer sous son oreiller avant de dormir. C’est alors que GATEKA la présenta à son grand frère. Celui-ci déclara, en l’espace d’un instant, son amour à cette beauté, Sans doute que le dieu de l’amour avait déjà planté son étendard dans le cœur de KANYAMUNEZA qui n’alla pas par quatre chemins pour dire oui à cette nouvelle aventure.
Cette relation semblait marcher à merveille mais elle ne réussit pas pour autant à faire oublier à la jeune fille son premier amour. Le souvenir de sa séparation d’avec RUKUNDO allait la hanter toute sa vie durant. Fidèle à l’honnêteté héritée de son père, elle décida de vite rompre cette relation amoureuse.
Fâchée contre elle-même, elle prit la ferme résolution de s’appliquer aux études. Elle n’avait pas oublié la promesse faite à son père et ses actions n’agissaient qu’aux antipodes de sa mission première. Elle devait travailler dur pour décrocher ce diplôme d’entrée à l’université et…qui sait si RUKUNDO n’a peut-être pas attendu ce moment pour lui déclarer tout cet amour né dès leur rencontre à la rivière ?
Le jour de la remise des diplômes, elle espérait avoir plein de cadeaux mais le plus désiré de tous ne vint pas. « Quand est-ce que RUKUNDO saura qu’il faut qu’il s’engage ? », se plaignait-elle. « Mais soyons sage et attendons que le dieu Amour puisse l’inspirer à me dire ces trois mots qui changeraient ma vie ».
La voici à Bujumbura…
La plus grande leçon qu’elle reçut de Bujumbura est moins la découverte des autres que d’elle-même. Elle eut du mal à supporter cette chaleur permanente. Elle fut frappée par l’indifférence des gens contrairement à ceux de sa colline qui se saluent et se sourient au passage. En plus, là-bas, chaleur humaine et respect se lient sans recours à la loupe.
Découragée, elle se demandait comment elle allait tenir à ce rythme de vie car elle n’avait pas tardé à remarquer que la plupart des filles de son âge étaient déplacées en voitures par leurs maris, leurs parents ou de leurs petits-amis. Cette vie aisée ne manqua pas de la tenter. L’ironie du sort est que même les habits qu’elle portait lui faisaient désormais honte.
Sa première stratégie fut celle de sortir les weekends avec deux de ses plus belles amies qui connaissaient mieux la ville. La chasse ne tarda pas à payer. Un bon soir de vendredi, elle sortit comme d’habitude et son équation, à plus d’un inconnu, fut résolue. Le piège captura son premier gibier. Et lequel !
David était un vrai gisement d’or noir pour elle : une belle voiture, un bon boulot, une maison et en plus, il était tout aussi beau, un adonis quoi ! Et de jubiler dans son for intérieur « Voilà enfin l’homme de ma vie… et adieu le soleil et la faim de midi ! »
Elle ne pouvait pourtant pas s’empêcher de penser à RUKUNDO et, pour avoir un semblant de conscience tranquille, elle relégua l’homme d’« au bord de la rivière » à la position de conseiller et de « frère » et elle trouvait que ce second rang lui allait confortablement. « Il est digne d’amour, ce garçon, mais il lui faut un amour à sa taille, il comprendra sans même avoir besoin d’explications », se disait-elle. Mais elle ignorait que RUKUNDO était décidé à risquer même sa vie pour vivre à jamais le souvenir de leur première rencontre.
KANYAMUNEZA se retrouva alors sur cette planète de filles civilisées, « up-to-date » comme on disait. Adieu les vieilles habitudes ! Cette fois-là, elle avait sa place dans ce monde où hier, elle était comme invisible. Désormais les grands espaces « VIP », les plus beaux restaurants de la place étaient devenus ses lieux de prédilection. Elle prit même l’habitude de fréquenter les boîtes de nuit, ce qui ne plaisait pas moins à David.
Elle adorait surtout être avec David à la plage de ce lac Tanganyika dont elle avait tant entendu parler. Elle aimait sentir cette eau que les vagues lui propulsaient et du coup ses rêves devenaient réalité. En même temps, David lui inspirait confiance. Elle avait le sentiment de tourner la page de sa vie et qu’elle allait, enfin et pour toujours, jeter l’ancre dans un havre où elle vivrait confortablement. Et l’inévitable arriva. Elle décida de jeter RUKUNDO aux oubliettes car elle ne voulait plus qu’il vienne la brouiller avec ses théories dignes d’un pasteur en plein culte. « Qu’il aille se faire voir, se disait-elle, je vais d’ailleurs virer son numéro dans ma liste noire…il constitue un danger potentiel à mon bonheur !», pensait-elle.
RUKUNDO ne cessait de l’appeler à son numéro qu’il maîtrisait, par ailleurs, comme les plis de sa poche mais KANYAMUNEZA ne donnait aucun signe de vie sur l’autre bout de son GSM. Et pourtant, il continuait à rêver d’elle les yeux ouverts. Il ne cessait d’appeler de tous ses vœux l’heure où il la retrouverait. Il lui semblait que sa vie était à jamais rivée à elle et que sans elle toute la beauté de la nature ne pouvait qu’aviver l’intensité de sa douleur.
Deux années s’écoulèrent.
Deux petites années pour KANYAMUNEZA pour qui tout allait à merveille avec son David. Deux années où à chaque vue de son David, elle sentait monter une bouffée de désir dont elle avait ignoré jusque-là l’existence. Des fois, elle se surprenait dans une agitation qui tue toute raison hélas.
Deux longues années pour RUKUNDO suite à l’absence de cette fille qu’avec une fierté de propriétaire, il avait vue grandir et changer. Il avait assisté à cette transformation tout en conservant l’image de cette fillette rieuse qui venait se superposer aux traits de l’adulte. Deux longues années car, malgré son diplôme de licence en Sciences de la Terre, RUKUNDO subvenait à peine à ses besoins les plus élémentaires. Maintenant leurs mondes étaient différents.
Un bon jour, David prononça les mots que KANYAMUNEZA aurait dû entendre de RUKUNDO depuis belle lurette. Il lui demanda de l’épouser et c’est avec grand plaisir qu’elle accepta sans l’ombre d’une hésitation. Elle sentit sourdre en elle un plaisir plus vif que celui de l’instant où la main se tend pour recevoir, plus vif que celui de l’instant où les yeux remercient.
Que du bonheur ! Le cœur en joie, elle rentra à la maison avec ce merveilleux cadeau du jour et…bonjour les rêves autour de ce jour le plus heureux de sa vie, de cette sublime robe qu’elle porterait, de toute la beauté exquise de la cérémonie de mariage, de… Elle fut interrompue par un « tic toc » à la porte.
Qui voilà? C’était bien RUKUNDO! Quand elle le vit, il lui sembla qu’un courant d’air glacial prenait possession de son cerveau et que son cœur allait geler. Elle se leva pour aller ouvrir et rassembla son courage pour lui demander, d’un air outré, comment et pourquoi il venait pointer son nez à sa nouvelle demeure. Que cherchait-il ? Comment s’était-il arrangé pour arriver jusque-là. Ah oui ! Ce jour que le sort devait désigner du doigt était arrivé. Avec tout le tumulte des sentiments que RUKUNDO n’avait jamais su exprimer.
Elle l’interrompit, éclatant en sanglots:
Une vague d’intense bonheur envahit RUKUNDO et il saisit la main de KANYAMUNEZA et… toute son âme fut dans cette étreinte. La remarque était faite si gentiment et presque amicalement mais elle semblait coller à RUKUNDO comme un liquide visqueux. Il se lança alors dans une litanie d’explications où il rappela leur première rencontre à cette rivière, leurs promesses et toutes les preuves d’amour qu’il n’a jamais cessé de lui montrer. Elle écoutait…
L’heure des promesses avait sonné. Je reviendrai te voir mon cœur car l’avenir nous réserve de très bonnes surprises, lui dit-il. Déjà, il venait d’être présélectionné dans une société d’extraction d’or. Et quand il s’en alla, l’isolement du monde fut soudain sensible à la charmante KANYAMUNEZA.
Elle vécut alors le grand dilemme de sa vie, pas vraiment éloigné de celui cornélien à part qu’ici il s’agit non pas d’honneur et d’amour mais bien d’argent et d’amour. Elle sentit la force de cette déclaration, le feu qu’elle voyait pour la toute première fois dans les yeux de RUKUNDO, son trouble, l’altération de sa voix, ses soupirs doux et fréquents, tout ajoutait à la difficulté de sur qui porter le choix. Elle s’en remit à sa maman, son seul joyau sur cette terre et considérée comme détentrice de la solution miracle. Comme une épine qui aurait pénétré profondément sa chair, ce même dilemme taraudait vraiment sa tête.
Voilà qu’un soir, assise sur le lit de son enfance dont même les nattes n’avaient pas changé depuis, ce fut un moment privilégié d’échanges à la lumière de leur vieille lampe à pétrole. La maman ne ratait, jusqu’au moindre petit détail, aucun mot du récit de cette vie citadine. Soudain, son attention devint toute particulière quand KANYAMUNEZA lâcha enfin tous les détails de l’affaire qui avait motivé son déplacement tout en y insinuant le fait qu’il faut qu’elle sorte de cette misère et que David en était la planche de salut.
Sa mère comprit, sans l’ombre d’un doute, que RUKUNDO résumait tout dans le cœur de sa fille. Et que ce David n’était qu’une voie de sortie grâce à son argent. Et, telle l’araignée au centre de sa toile, la maman attendait son heure.
Elle fixa alors longuement sa fille sans mot dire et, contre toute attente, un silence indicible fit place à cette conversation qui promettait d’être fructueuse. Elle resta un moment figée au visage de sa fille dont l’éclat traduisait déjà l’effet de ce qu’elle se serait permis de vivre déjà avec « sa planche de salut ». Son regard s’éternisa jusqu’à devenir inexpressif et son silence en disait trop au plus profond d’elle. N’est-ce pas qu’elle aussi avait connu ce chaud bonheur accordé à la fille sur le point de devenir femme ?
Hélas, elle pensait.
Elle pensait à sa première rencontre avec Balthazar sur le versant du mont Gihinga. Elle n’oubliera jamais cet homme qui a volé à son secours pour l’aider à remettre ce lourd fardeau par terre alors qu’elle venait de chez sa tante maternelle à MBOGORA. Elle n’oubliera pas cette longue veste déchiquetée et le gris-trottoir de son chapeau tressé par un fabriquant de la place. Elle ne pourra même pas oublier sa douleur quand cet homme lui a malencontreusement marché sur le petit orteil, avec ses pieds à la plante tranchante comme un rasoir. A l’évocation de ces souvenirs, un léger tremblement agita les lèvres de la mère.
La mère pensait.
Elle revoyait, jusque dans les moindres détails, cette heureuse journée de la naissance de KANYAMUNEZA au centre de santé de Rutyazo. Et du coup, elle ne pouvait s’empêcher de penser à cette conception « moderne » de l’amour qui se vit actuellement par essai et erreur, comme une espèce de contrefaçon où l’on n’écoute plus parler les cœurs pour choisir l’unique pion sur l’échiquier de sa vie.
Elle pensait.
Elle réfléchissait et ne disait mot. Sa parole s’était noyée dans le torrent de ses pensées. Elle n’avait plus de mots et KANYAMUNEZA non plus. Elle attendait, sachant très bien qu’on ne trace jamais sa route sans aide sauf pour ceux que l’orgueil aveugle.
En un battement de cils, un torrent de larmes coula en silence sur les deux joues de cette mère tant aimée. Ce silence avait laissé très perplexe KANYAMUNEZA, qui rongeait, depuis un moment, l’ongle de son auriculaire droit, tout en fixant ses genoux que laissait bien entrevoir sa courte et étroite jupe noire.
Elle leva les yeux et, à son tour, pleura.
Instinctivement, elles se serrèrent très fort dans les bras. Place au silence peuplé de tant de non-dits.
La mère fit enfin des efforts, la première, et lâcha quelques mots d’une voix étouffée :
Ma fille, les temps sont révolus. Le choix t’appartient maintenant. Pourtant, je te conseille, de tous mes vœux, de préférer l’amour à l’argent car n’oublie jamais le vieil adage qui dit que l’argent ne fait pas le bonheur. Et s’il advenait que tu fasses cela, ça serait à mon humble avis comme mettre le diable dans le bénitier.
Après ces propos, KANYAMUNEZA resta toujours silencieuse.
Elle pensait. Elle cherchait à discerner si sa mère n’avait peut-être pas raison. Elle pensait si elle n’aurait pas raison.
Du bout de son pagne, la mère sécha ses larmes et, regardant droit dans les yeux de sa chère fille, elle brisa à nouveau le silence :
Ce « quoi » sonna en accéléré dans son cœur, elle se souvint de ce « quoi » à ses douze ans et intérieurement elle réalisa que la vie nous trahit. Elle est rusée et brutale, elle nous vole des heures et quand nous nous en apercevons, il est trop tard. Comme ce paysage de cette matinée-là lui manquait cruellement !
Toujours pensive, elle soupira profondément et répondit à sa mère :