Le gâteau de la haine
Par Rivaldo NIYONIZIGIYE
Un agréable matin, les oiseaux chantent. La famille Kuru s’est réveillée fort enthousiaste. Les enfants, le père et la mère, tous sont impatients de se rendre au tribunal. Leur ultime espoir est attaché à ce sanctuaire de la vérité et de l’ordre, là où les conflits sont réglés sans réplique. Comme les bashingantahe ont renoncé à leur rendre justice, le seul espoir reste le tribunal. On a entendu un notable prononcer ces mots: « la question foncière! Ah, c’est autre chose… ».
Promptement, les enfants enfilent leurs uniformes kaki. Le père met un costume et la mère, un pagne tout noir et un foulard gris. Ils ferment la tente dans laquelle ils s’abritent depuis quatre mois et se mettent en route vers le tribunal.
Tous sont impatients d’arriver au chef-lieu de la province, mais silencieuse demeure leur marche. Tous les documents nécessaires à la défense de leur cause sont empaquetés dans un sac que Kuru garde avec une précaution maximale. Ils se heurtent à une rivière aux larges rives glissantes, sans pont, et aux eaux moyennement profondes. On devrait risquer un grand saut ou passer dans l’eau pour traverser. Kuru lance son sac sur l’autre rive. A l’exception de la femme, tous se déshabillent afin de ne pas tremper leurs vêtements. L’eau brûle de froid. Sortis des eaux, tout le monde tremble.
Tout en remettant ses habits, Kuru revit toute sa vie dans son village natal. Les calamités qui ont été à la base de sa fuite, la fin de son exil et le retour, le mauvais accueil de la part de la famille de son frère jumeau, sa mise au courant de la vente de son icibare[1], la construction du centre de distribution des boissons sur sa parcelle et la destruction de sa maison. Tout cela lui tourne sans cesse dans la tête. Avec amertume, il pense à la relation de fraternité qui n’existe plus. Quand il se souvient de la manière dont Toyi a changé de visage à la vue de son propre frère, il soupire.
« Le monde brûle comme l’enfer ! », dit Kuru.
« C’est devenu une jungle ! », répond sa femme.
« Seules les canines poussent dans les nobles bouches de nos amis et les bananeraies se voient pousser des épines en plein jour. », ajoute Kuru.
Un moment de silence les mènent d’une colline à l’autre puis ils continuent leur conversation, semi-dialogue et semi-monologue; une conversation lourde et angoissante.
« Si j’avais su, je n’aurais pas pris la fuite. », continue Kuru avec des sanglots dans la voix.
Les enfants restent muets. Kuru ne quitte plus son état de réminiscence. Tout au long du parcours, il médite sur ce que les autres tribunaux ont fait pour son dossier : Le tribunal de résidence avait décidé de lui restituer tout ce qui lui appartient, mais Toyi a fait appel. La cour de grande instance a estimé l’affaire compliquée et l’a traitée à moitié. Mais Kuru n’a aucun doute que l’autre tribunal, très performant, humanitaire et extrêmement influent va lui rendre justice et résoudre son problème dans son entièreté.
Aux environs de dix heures du matin, ils arrivent non loin de la Province; assez fatigués mais en attente du fruit délicieux de leur patience et de leur persévérance. Les vérandas des bâtiments du tribunal sont pleines de gens apparemment venus de divers coins. Kuru inspecte les lieux mais il ne reconnait personne. Toyi n’est pas encore arrivé. Tout à coup, Kuru sent la main de son fils tirer sur la manche de son veston.
«Qu’y a-t-il ? », demande Kuru.
Le petit garçon pointe son index gauche. Il a reconnu quelqu’un. Kuru suit la direction du doigt. Son ancien voisin et rival, qui voulait la main de sa femme, vient de l´autre côté de la grande salle. Le cœur de Kuru bondit. Il tourne la tête vers sa femme. Elle n’a pas vu son ancien admirateur. Quand il lève les yeux vers la gauche, il constate que Toyi est déjà là. Il est coincé près de la porte de la grande salle et converse familièrement avec le cousin de leur père.
« Encore ce type ! On a refusé son témoignage ! » Fulmine Kuru.
Lui n’a jamais eu de témoins. Ce n’est pas étonnant, il n’a pas exprimé le désir d’en avoir. Une multitude de parents et voisins était prête à défendre sa cause mais, comme il était réticent à débourser pour ce projet, il n’a finalement eu aucun témoin.
L’heure des audiences sonne. Tous les demandeurs, défendeurs et témoins confondus convergent dans l’étroite porte de la salle d’audiences. Kuru garde l’œil rivé sur son frère. Ce dernier est venu, pour la première fois, avec sa femme stérile. Tous s’installent sur des chaises. La famille Kuru occupe des places vers l’avant alors que celle de son frère s’installe à l’arrière. L’aîné s’assit confortablement et stratégiquement pour ne pas perdre un mot de ce qui allait se dire. N’allait- il pas voir ses biens lui revenir et ainsi revivre dans sa propriété sans peur des agressions des envoyés de son frère ? La Cour arrive. Toute la salle s’agite. Chacun pense à ce qui l’attend. Parmi les juges, il y a l’ancien concurrent de Kuru. Allait-il être un problème pour lui ? Non. Les juges doivent être justes ou au moins apprendre à l’être. Un bon médecin soigne sans aucune discrimination ou aucun préjugé.
« Vive la paix ! », commence le président du siège.
Tout le monde applaudit et devient attentif. Toyi, à la dixième rangée derrière Kuru fixe la Cour.
« Aujourd’hui, continue le juge, nous allons écouter une série de cas. Mais, il y a quelques uns qui présentent une certaine urgence et j’aimerais qu’on commence par ceux-là. »
Chacun espère qu’il s’agit du sien car tous les cas paraissent urgents à leurs concernés.
« Ce sont les cas qui nous concernent mes collègues et moi. Les autres causes vont être traitées par un autre siège. Présentement, on va écouter Toyi et Kuru, je les prie d’approche», ordonna le président du siège.
Immédiatement, Kuru se présenta devant les juges. Toyi approcha lentement mais orgueilleusement. Sa femme approcha elle aussi et prit place à côté de Kuru.
« Monsieur Toyi, vous êtes accusé d’une appropriation, destruction et vente des biens d’autrui en son absence, ainsi que d’insultes à la victime. Plaidez-vous coupable ou non coupable ? », demanda le juge.
Kuru hocha la tête en guise d’acceptation et Toyi prit la parole pour se défendre.
« Monsieur le juge, je suis innocent. On dit qu’il est mon frère ; je n’ai aucun frère ! En dehors de ma femme Liliane, je n’ai aucune autre famille quelle qu’elle soit », expliqua Toyi.
L’audience hurla. Kuru prit la parole pour démontrer cette relation fraternelle.
« Oh, mon Dieu ! Comme le Diable a conquis le monde! Monsieur le Juge, Toyi n’est pas seulement mon frère de père et de mère, mais aussi de même placenta. »
« Il ment ! », cria fortement le témoin de Toyi assis dans le public.
Le greffier notait tout ce qui se disait. Kuru tourna tristement la tête vers cet impatient témoin, le cousin de son père. Toyi se tourna lui aussi et lui lança un regard de remerciement.
« Je ne mens point; laissez-moi vous montrer toutes les preuves. », expliqua Kuru.
Il prit son sac et l’ouvrit. Ses mains tremblaient. Il y tira un papier.
« Tenez, chers juges, mon attestation de naissance. Je suis un citoyen comme les autres, né comme les autres et qui doit vivre comme les autres citoyens et jouir des fruits de sa citoyenneté », expliqua Kuru.
Le juge prit le document, le scruta méticuleusement et le passa au procureur. Toyi, très inquiet, tourna les yeux vers sa femme Liliane. Ensuite, il éclata de rire. Tout le monde se tourna vers lui. Il présenta à son tour une attestation de décès de Monsieur Kuru, délivrée par la même commune. Les juges échangèrent des regards.
« Et la propriété ? », demanda le juge.
« Oh, monsieur le Juge, je n’avance rien sans preuves. Regardez », répondit effrontément Toyi.
Et il brandit un document attestant que Kuru a vendu toute sa propriété avant de partir et mourir loin de son pays. Tout le monde fut stupéfait. On ne comprenait plus ce qui se passait.
« Ces documents sont faux, voici mon identité et ma signature, comparez ! », cria Kuru indigné.
Sa femme, enceinte, se mit à pleurer. Leurs fils criaient également contre les mensonges de leur oncle. Les juges devraient au moins avoir pitié de ces enfants ! Le président du siège demanda s’ils n’avaient rien à ajouter. Et les deux frères de secouer négativement la tête. Le juge tourna les yeux vers le greffier. Ce dernier répondit par un regard entendu.
« L’affaire est mise en délibérée. Attendez la suite dans quelques minutes », annonça le président du jury.
La salle s’agite. On s’attroupe autour de la famille Kuru pour la féliciter de l’issue qui l’attend. On s’inquiète juste un peu de la rapidité avec laquelle l’affaire vient d’être traitée, et de certaines rumeurs sur les faux témoignages mais, en définitive, cela importe peu. Tout le monde est convaincu du bon droit du rapatrié et le lui fait savoir. Dans la pensée de Kuru, d’innombrables projets pour sa propriété se réalisent déjà. Tout à coup, changement de climat. Les nuages du sud se dirigèrent vers l’Ouest pour y rencontrer ceux de l’Est. Une légère pluie se mit à tomber. En un rien de temps, elle se mua en orage. Ce fut à ce moment que la Cour revint. Elle ne tarda pas à rendre le verdict.
« … Kuru, tu es accusé d’avoir perturbé la tranquillité du pays qui n’est pas le tien, d’avoir ourdi des mensonges et fait usage de faux afin de t’approprier des biens et des documents d’autrui. De ce fait, tu es condamné à être chassé de ce pays et cela endéans vingt-quatre heures. Toyi, la propriété de ton père te revient entièrement puisque ton frère est mort. Tu peux donc continuer à l’occuper en toute sécurité et te sentir libre d’en faire ce que tu veux, de commun accord avec ta femme », termina le juge qui déposa le dossier sur la table.
Tribunal de merde! Madame Kuru s’effondra, entraînant ses fils dans la chute. Kuru resta comme tétanisé. Toyi bondit sur sa femme, lui passa les bras autour du cou. L’assemblée maudit le ciel et les étoiles, consciente que la justice a été corrompue et que la question foncière est si terrible que même la relation de fraternité se détruit aussi facilement. Les juges quittèrent majestueusement la salle. Les participants, déçus, sortirent un à un. Il ne resta dans la salle d’audience que les deux familles, l’une mourant de joie et l’autre de désespoir, d’angoisse et de déception. Kuru venait de gouter à la férocité du monde. La scène qu’il venait de vivre n’avait jamais existé, même dans ses pires cauchemars. Le monde venait de lui dévoiler ses canines.
« Quel monde de dingues ! La cupidité est devenue un grand voile qui couvre le monde, et les innocents qui en souffrent se comptent par milliers…», observa la femme de Kuru.
« Eh oui, femme! Je dois dire au revoir à mon cordon ombilical à cause de ce gâteau, ce gâteau gagné sans sueur, ce gâteau, source de haine et de crimes…», dit Kuru en frappant rageusement le sol du pied droit.
Il pleuvait encore des cordes. Le père et les fils aidèrent la maman à se relever et ils se mirent piteusement en route.Propriété octroyée à quelqu´un pour en faire ce qu’il veut.